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L'arête vive de la terre... (Paul Bowles)
Il y avait un cri dans chacune de ses oreilles, et la différence entre les deux sons était si infime que la vibration ressemblait au frottement de l'ongle sur l'arête d'une pièce de monnaie neuve. Devant ses yeux naissaient des groupes de points ronds ; c'étaient les petits points d'un bélinogramme agrandi plusieurs fois pour un journal. Des agglomérations moins denses, des masses plus sombres çà et là de petites régions inhabitées. Chaque point prit lentement une troisième dimension . Il essaya de reculer devant la dilatation des globules de matière. Avait-il appelé au secours ? Pouvait-il bouger ?
La mince distance qui séparait les deux cris aigus s'étrécit, ils n'en formaient presque plus qu'un ; la différence était maintenant le fil d'un rasoir, posé contre le bout de chaque doigt. Les doigts devaient être tranchés dans leur longueur.
Un domestique comprit que les cris provenaient de la chambre où l'Américain était couché. On appela le Capitaine Broussard. Il alla à la porte, tambourina, et, n'entendant d'autre bruit à l'intérieur que le hurlement continu, entra. Avec l'aide d'un domestique, il réussit à maintenir Port assez immobile pour lui faire une piqûre de morphine.
Paul Bowles (Un thé au Sahara)
photo eva baila © (villa d'Hadrien 2004)
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Commentaires
Je ne connaissais pas ce texte... C'est en effet très impressionnant, très réaliste, expressionniste même... Quelle précision dans la description :pour un peu on en aurait les doigts tranchés. La douleur à son paroxysme! j'ai appris un mot...La description d'un délire... Je n'en ai jamais lu de semblable, aussi fulgurante que celle de Bowles, c'est pourquoi j'ai voulu la faire partager. Merci Clem. eva.
c'est un texte agréable à lire.. un modèle de description réussi.. clemUne incitation à la lecture réussie...Amitiès
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ah je savais que ça te plairait... Tu aimes trop les beaux textes !