• La confidence de l'abîme (Pessoa)

     

    Catane--Aci-Castello-Pessoa.jpg

     

    "J'ai duré des heures ignorées, des moments successifs sans lien entre eux, au cours de la promenade que j'ai faite une nuit, au bord de la mer sur un rivage solitaire. Toutes les pensées qui ont fait vivre les hommes, toutes les émotions que les hommes ont cessé de vivre, sont passées par mon esprit, tel un résumé obscur de l'histoire, au cours de cette méditation cheminant au bord de la mer. J'ai souffert en moi-même, avec moi-même, les aspirations de toutes les époques révolues, et ce sont les angoisses de tous les temps qui ont, avec moi, longé le bord de l'océan. Ce que les hommes ont voulu sans le réaliser, ce qu'ils ont tué en le réalisant, ce que les âmes ont été et que nul n'a jamais dit - c'est de tout cela que s'est formée la conscience sensible avec laquelle j'ai marché cette nuit-là au bord de la mer. Et ce qui a surpris chacun des amants chez l'autre amant, ce que la femme a toujours caché à ce mari auquel elle appartient, ce que la mère pense de l'enfant qu'elle n'a jamais eu, ce qui n'a eu de forme que dans un sourire ou une occasion, à peine esquissée, un moment qui ne fut pas ce moment-ci, une émotion qui a manqué en cet instant-là - tout cela, durant ma promenade au bord de la mer, a marché à mes côtés et s'en est revenu avec moi, et les vagues torsadaient d'un mouvement grandiose l'accompagnement grâce auquel je dormais tout cela.

     

    Nous sommes qui nous ne sommes pas, la vie est brève et triste. Le bruit des vagues, la nuit, est celui de la nuit même ; et combien l'ont entendu retentir au fond de leur âme, tel l'espoir qui se brise perpétuellement dans l'obscurité, avec un bruit sourd d'écume résonnant dans les profondeurs ! Combien de larmes pleurées par ceux qui obtenaient, combien de larmes perdues par ceux qui réussissaient ! Et tout cela durant ma promenade au bord de la mer est devenu pour moi le secret de la nuit et la confidence de l'abîme. Que nous sommes nombreux à vivre, nombreux à nous leurrer ! Quelles mers résonnent au fond de nous, dans cette nuit d'exister, sur ces plages que nous nous sentons être, et où déferle l'émotion en marées hautes !"

     

    Fernando Pessoa (Le livre de l'intranquillité) 

     

    photo eva, juin 2011 (Catane, Aci Castello, Sicile)

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  • Commentaires

    13
    Mardi 24 Février 2015 à 00:36

    Tiens : je viens justement de sortir à la bibliothèque un recueil de textes de Pessoa. Merci de le mettre à l'honneur, c'est un écrivain hors du commun.

    12
    Lundi 23 Février 2015 à 23:40

    @El Duende : en effet... je l'ai mis hier, je ne pouvais pas savoir ! Bises ! 

    11
    el duende
    Lundi 23 Février 2015 à 23:36

    Tout à fait superbe ! Une mine ce livre de l'intranquillité... Va voir la photo que je viens de poster sur mon blog.... Je vais te mettre en lien car c'est vraiment une transmission de pensée... : -) Surprenant... 

    10
    Dimanche 22 Février 2015 à 12:59

    ..Heureux qui s'efforce quand même de poursuivre la tranquillité, et qui rêve qu'elle soit possible… au moins un peu...

    Le texte de Pessoa est intense et profond… C'est juste Pessoa! que j'aime depuis toujours et pour toujours!

    Ta Photo habille très bien ce texte merveilleux.

    Merci Eva!

    9
    Samedi 21 Février 2015 à 16:42

    Que j'aime Pessoa.

    Bonjour Eva. Merci de nous le ramener ici.

    8
    Samedi 21 Février 2015 à 09:05

    Thami, comment rester tranquille quand l'émotion est "à marée haute" ? Heureux les tranquilles !...

    7
    Samedi 21 Février 2015 à 09:01

    On ne peut jamais rester tranquille !...

    Bonne fin de semaine chal-heureuse!

    6
    Louis-Paul
    Vendredi 8 Août 2014 à 18:02
    Quel bel extrait Eva, les mots manquent pour commenter.
    5
    Mardi 10 Septembre 2013 à 21:22

    tu as raison Louis-Paul, il n'y a pas de mots pour commenter...Juste lire l'extrait et se laisser bercer par le ressac dans la nuit... 

    4
    Mardi 10 Septembre 2013 à 09:38

    C'est ça aussi le plaisir de la littérature et de la poésie : lire chez les grands ce que nous ne savons pas exprimer aussi bien qu'eux... Une rencontre entre eux et nous en quelque sorte... Bonne journée Dan 

    3
    DAN
    Lundi 9 Septembre 2013 à 19:49
    Il m'arrive d'avoir des pensées comme celles de pessoa, mais je n'ai pas ses mots pour les exprimer hélas !
    2
    Lundi 9 Septembre 2013 à 15:01
    Je comprends ton regret d'une promenade en bord de mer où tu ressentirais tout cela ! Pensées pas toujours réellement gaies.
    Moi je pense à toi, si frêle et si fragile quand tu tonds ta pelouse avec tous ses talus ! Tu ne peux te faire aider ?
    Nous, avons un jardinier maintenant que l'âge est là !!! Bisous
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    1
    Lundi 9 Septembre 2013 à 11:44
    Eva, comme une confidence, je chuchote à ton oreille:" Je sais que tu sais ce que ce texte me dit.
    Mais l'abîme, un jour, sera comblé par les scélérates déferlantes, les remous et les lames brisées."
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