• Poum (Colette)

     

    Poum 1

     

    "Je suis le diable. Le diable ! Personne n’en doit douter. Il n’y a qu’à me voir, d’ailleurs. Regardez-moi, si vous l’osez ! Noir, d’un noir roussi par les feux de la géhenne. Les yeux vert poison, veinés de brun, comme la fleur de la jusquiame. J’ai des cornes de poils blancs, raides, qui fusent hors de mes oreilles, et des griffes, des griffes, des griffes ! Combien de griffes ? Je ne sais pas. Cent mille, peut-être. J’ai une queue plantée de travers, maigre, mobile, impérieuse, expressive, – pour tout dire, diabolique.

     

    Je suis le diable, et non un simple chat. Je ne grandis pas. L’écureuil, dans sa cage ronde, est plus gros que moi. Je mange comme quatre, comme six, – je n’engraisse pas.

     

    J’ai surgi, en mai, de la lande fleurie d’œillets sauvages et d’orchis mordorés. J’ai paru au jour, sous les dehors bénins d’un chaton de deux mois. Bonnes gens ! Vous m’avez recueilli, sans savoir que vous hébergiez le dernier démon de cette Bretagne ensorcelée. « Gnome », « poulpiquet », « kornigaret », « korrigan », c’est ainsi qu’il fallait me nommer, et non « Poum » ! Cependant, j’accepte pour mien ce nom parmi les hommes car il me sied.

     

    « Poum ! » le temps d’une explosion, et je suis là, jailli vous ne savez d’où. « Poum ! » j’ai cassé, d’un bond exprès maladroit le vase de Chine, et  "poum" ! » me voilà collé, comme une pieuvre noire, sur le museau blanc du lévrier qui crie avec une voix de femme battue… « Poum ! » parmi les tendres bégonias prêts à fleurir, et qui ne fleuriront plus…«Poum ! » au beau milieu du nid de pinsons, qui pépiaient, confiants, à la fourche du sureau… « Poum ! » dans la jatte de lait, « Poum ! » dans l’aquarium de la grenouille, et « Poum ! » enfin sur l’un de vous.

     

    [...]Ce soir, tandis que le jardin arrosé sent la vanille et la salade fraîche, vous errez, épaule contre épaule, heureux de vous taire, d’êtres seuls, de n’entendre sur le sable, quand vous passez tous deux, que le bruit d’un seul pas ...

     

    [...]Seuls ? De quel droit ? Cette heure m’appartient. Rentrez ! La lampe vous attend. Rendez-moi mon domaine, car rien n’est vôtre, ici, dès la nuit close. Rentrez ! Ou bien « poum ! » je jaillis du fourré, comme une longue étincelle, comme une flèche invisible et sifflante.

     

    Faut-il que je frôle et que j’entrave vos pieds, mou, velu, humide, rampant, méconnaissable ?… Rentrez ! Le double feu vert de mes prunelles vous escorte, suspendu entre ciel et terre, éteint ici, rallumé là. Rentrez en murmurant : « Il fait frais » pour excuser le frisson qui désunit vos lèvres et desserre vos mains enlacées. Fermez les persiennes, en froissant le lierre du mur et l’aristoloche.

     

    Je suis le diable, et je vais commencer mes diableries sous la lune montante, parmi l’herbe bleue et les roses violacées. Je conspire contre vous, avec l’escargot, le hérisson, la hulotte, le sphinx lourd qui blesse la joue comme un caillou.

     

    Et gardez-vous, si je chante trop haut cette nuit, de mettre le nez à la fenêtre : vous pourriez mourir soudain de me voir, sur le faîte du toit, assis tout noir au centre de la lune !…"

     

    "Poum" extrait de "La Paix chez les bêtes"  COLETTE

    « Luthier d'accordéonsL'hésitation d'avril... »

  • Commentaires

    19
    Mercredi 21 Avril 2010 à 08:47

    A Rouen, il est un endroit appelé "aître St Macloud" qui est un ancien charnier du Moyen Age, où l'on a retrouvé le squelette d'un chat emmuré vivant (probablement un chat noir...)

    Je t'embrasse El Duende.

    18
    Mardi 20 Avril 2010 à 23:57

    en plus, depuis le mois de février, je suis en train de nourir toutes ses fiancées !...

    17
    Mardi 20 Avril 2010 à 21:39
    il est superbe ce chat . A bientôt
    16
    Mardi 20 Avril 2010 à 21:17
    On peut dire que son chat l'inspirait ! Colette exploite ici le thème du chat maudit comme c'était le cas au Moyen-Age où il avait rang de sorcier. C'est une espèce qui a souffert à cette époque-là, alors qu'il a été adulé dans d'autres civilisations comme l'Egypte... Le voilà réhabilité...Bises. J.
    15
    Mardi 20 Avril 2010 à 09:00
    Animal intelligent, il a vite compris que la maison était accueillante !
    14
    Mardi 20 Avril 2010 à 08:50

    celui-là est un chat qui m'a adoptée sans crier gare !

    13
    Lundi 19 Avril 2010 à 23:15
    Colette connaissait bien les animaux et les aimait, quel beau texte ! Et le chat qui l'accompagne est bien expressif.
    12
    Lundi 19 Avril 2010 à 22:18

    Colette était une femme libre, un écrivain de talent, je l'aime depuis toujours.

    Bisous Sandra.

    11
    Lundi 19 Avril 2010 à 20:41

    C'est une amoureuse de la nature, une amoureuse des mots, et de la liberté...

    10
    Lundi 19 Avril 2010 à 20:40

    pas étonnant ! c'est le diable, le diable !...

    9
    Lundi 19 Avril 2010 à 20:39

    C'est un chat qui m'a adoptée, il est resté un peu sauvage...

    8
    Lundi 19 Avril 2010 à 20:26

    J'ai toujours aimé l'écriture de Colette. Colette aime les mots : je me souviens d'un petit texte (dans un recueil de souvenirs probablement) où elle raconte (en peu de mots) qu'elle a toujours été séduite par les mots, toute petite, sans même toujours en connaître la signification : elle raconte comment elle aimait le petit "presbytère"... J'adore cela !

    7
    Lundi 19 Avril 2010 à 20:25
    Bonsoir,

    Quelle vie sous la plume de Colette ! J'aime les chats et leur caractère indépendant...

    Bisous,

    Sandra
    6
    Lundi 19 Avril 2010 à 16:35
    c'est ton chaton ?
    bonne journée et bises
    clem
    5
    Lundi 19 Avril 2010 à 15:14
    beau en diable! J'adore l'écriture de Colette, cette amoureuse de la nature.
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    4
    Lundi 19 Avril 2010 à 13:16
    Il avait pas l'air content!!babsy
    3
    Lundi 19 Avril 2010 à 13:10
    Tu imagines Eva que cet article n'est pas pour me déplaire ! Des bisous.
    2
    Lundi 19 Avril 2010 à 11:10

    J'aime l'écriture de Colette, et j'aime son amour de la nature et des bêtes.

    Bises à vous Dominique. eva.

    1
    Lundi 19 Avril 2010 à 09:24
    Je me disais bien que tôt ou tard connaissant votre amour des chats et commençant à vous connaître (un peu)vous citeriez Colette !
    Beau texte, merci de ce partage. Bises et bon début de semaine. Dominique
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