• Roland Barthes (le génie du visage aimé)

     

     

     « Et voici que commençait à naître la question essentielle : est-ce que je la reconnaissais ?

    Au gré de ces photos parfois, je reconnaissais une région de son visage, tel rapport du nez et du front, le mouvement de ses bras, de ses mains. Je ne la reconnaissais jamais que par morceaux, c’est-à-dire que je manquais son être, et que, donc, je la manquais toute. Ce n’était pas elle, et pourtant ce n’était personne d’autre. Je l’aurais reconnue parmi des milliers d’autres femmes, et pourtant je ne la « retrouvais » pas. Je la reconnaissais différentiellement, non essentiellement. La photographie m’obligeait ainsi à un travail douloureux ; tendu vers l’essence de son identité, je me débattais au milieu d’images partiellement vraies, et donc totalement fausses. Dire devant telle photo « c’est presqu’elle ! » m’était plus déchirant que de dire devant telle autre : « ce n’est pas du tout elle. » Le presque : régime atroce de l’amour, mais aussi statut décevant du rêve – ce pour quoi je hais les rêves. Car je rêve souvent d’elle (je ne rêve que d’elle), mais ce n’est jamais tout à fait elle : elle a parfois, dans le rêve, quelque chose d’un peu déplacé, d’excessif : par exemple, enjouée ou désinvolte – ce qu’elle n’était jamais ; ou encore, je sais que c’est elle, mais je ne vois pas ses traits (mais voit-on, en rêve, ou sait-on ?) : je rêve d’elle, je ne la rêve pas. Et devant la photo comme dans le rêve, c’est le même effort, le même travail sisyphéen : remonter, tendu, vers l’essence, redescendre sans l’avoir contemplée, et recommencer.

    Pourtant, il y avait toujours dans ces photos de ma mère, une place réservée, préservée : la clarté de ses yeux. Ce n’était pour le moment qu’une luminosité toute physique, la trace photographique d’une couleur, le bleu-vert de ses prunelles. Mais cette lumière était déjà une sorte de méditation qui me conduisait vers une identité essentielle, le génie du visage aimé. »

    Roland Barthes (La Chambre claire. Note sur la photographie)

    Cahiers du cinéma. Gallimard. Seuil 

     

    Roland Barthes (le génie du visage aimé)

     

    « Douceur...Deux questions pour celui qui revient... »

    Tags Tags : , , ,
  • Commentaires

    10
    Dimanche 13 Mars 2016 à 16:57

    Oui c'est un texte empreint de beaucoup de sensibilité et de pudeur! Un cheminement intérieur, parfois douloureux, toujours le même et qui se devait de passer pour l'auteur, par la luminosité et l'éclat des yeux de sa mère!

      • Dimanche 13 Mars 2016 à 18:09

        Ce devait être primordial, car il ne s'est jamais remis de sa disparition... En mauvaise santé, et après un accident (il a été percuté par un véhicule en plein Paris) il s'est laissé mourir... ça me touche beaucoup. Merci de ton attentive lecture et de ton com

    9
    Dimanche 13 Mars 2016 à 11:30

    Moi qui aime tant la photographie je ne connais pratiquement que de nom Roland Barthes...Merci pour ce texte qui dépasse bien sûr le genre  photographique. Très émouvant, si bien (dé)cris (ou des cris peut être).
    Je t'embrasse Eva 

      • Dimanche 13 Mars 2016 à 14:02

        Merci Louis-Paul... j'aime ce texte, et d'autres de lui, de Barthes, je me sens en affinité. Bon dimanche à toi, bises.

    8
    Samedi 12 Mars 2016 à 12:58

    Retrouver les traits dans les photos du passé, on s'y emploie car le souvenir d'une mère ne s'efface jamais et on aurait envie de la faire revivre ainsi. Bon week end chère Eva et bises

    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    7
    Samedi 12 Mars 2016 à 12:20

    Bonjour Eva,

    Quel texte ! On en a pensé des bribes, on s'est fait certaines de ces réflexions mais décrire ainsi l'absent ou l'absente ( le rapport à la mère est très particulier) par les souvenirs que nous laissent les photographies, c'est très fort et infiniment touchant. Ce qui me frappe maintenant avec l'âge, c'est le pouvoir de la photographie de fixer une expression au point qu'on puisse dire devant deux clichés "là, comme je ressemble à ma mère, à mon père !" Une filiation évidente qui va bien au-delà de l'image. Bon week-end et merci pour cet article, bises Eva !

      • Samedi 12 Mars 2016 à 15:10

        J'ai été si bouleversée par ce texte que j'ai voulu le partager. Même s'il est grave, il peut être lu et compris par chacun tant l'expression est pleine de sensibilité... C'est cela le merveilleux : retrouver sous la plume d'un Grand, des sentiments ou des impressions que l'on sent confusément remuer au fond de soi... Merci de ton com Nicole... 

    6
    DAN
    Samedi 12 Mars 2016 à 11:16

    C'est exactement ça Eva,  bonne journée !

    5
    DAN
    Samedi 12 Mars 2016 à 08:48

    Je suis aussi parfois perplexe devant une photographie, mais dans un tout autre domaine !

      • Samedi 12 Mars 2016 à 08:52

        Si tu fais allusion aux photos d'architecture urbaine, bien entendu, les interrogations et les doutes ne sont pas les mêmes... Bonne journée Dan !

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :