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    " De nuits en nuits le vent sèche mes larmes. Quand je m'éveille, par quel heureux hasard et bien avant le jour, debout sur les toits, sur l'admirable géométrie de la cour, je ne sais pas si ma douleur n'est pas le plus délirant cri de victoire inventé sous le ciel étoilé. A l'écart des hommes et du monde, quelle enfance au service des formes éternelles. De quel silence suis-je né dans cette région des oasis, avec l'accord des astres de la nuit. Pour ce vieillard, ainsi, dans ce désert, ne suis-je qu'un rêve venu du plus lointain passé. Accepté l'horreur de ma condition, tout m'apparaît ici comme étant admirable : la cruauté de cet homme. Et la mienne. Moi, ne désirant rien tant que d'être accoudé ainsi au bord de mon sommeil, à proximité de la mort, que de parler avec mon âme, que d'écrire sous les dernières étoiles, devant l'Eternel, mon seul Seigneur et mon Juge."

     

     

    François Augiéras (Abdallah Chaamba)  Le vieillard et l'enfant (Les éditions de Minuit)

     

     

    image wikipedia : auteur Yelles (Djebel Selat enneigé près de Bou Saâda, Algérie)


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         "Le hêtre de la scierie n'avait pas encore, certes l'ampleur que nous lui voyons. Mais sa jeunesse (enfin, tout au moins en rapport avec maintenant) ou plus exactement son adolescence était d'une carrure et d'une étoffe qui le mettait à cent coudées au-dessus de tous les autres arbres, même de tous les autres arbres réunis. Son feuillage était d'un dru, d'une épaisseur, d'une densité de pierre, et sa charpente (dont on ne pouvait rien voir, tant elle était couverte et recouverte de rameaux plus opaques les uns que les autres) devaient être d'une force et d'une beauté rares pour porter avec tant d'élégance tant de poids accumulé. Il était surtout (à cette époque) pétri d'oiseaux et de mouches ; il contenait autant d'oiseaux et de mouches que de feuilles. Il était constamment charrué et bouleversé de corneilles, de corbeaux et d'essaims ; il éclaboussait à chaque instant des vols de rossignols et de mésanges ; il fumait de bergeronnettes et d'abeilles ; il soufflait des faucons et des taons ; il jonglait avec des balles multicolores de pinsons, de roitelets, de rouges-gorges, de pluviers et de guêpes. C'était autour de lui une ronde sans fin d'oiseaux, de papillons et de mouches dans lesquels le soleil avait l'air de se décomposer en arcs-en-ciel comme à travers des jaillissements d'embruns. Et, à l'automne, avec ses longs poils cramoisis, ses mille bras entrelacés de serpents verts, ses cent mille mains de feuillages d'or jouant avec des pompons de plumes, des lanières d'oiseaux, des poussières de cristal, il n'était vraiment pas un arbre. Les forêts, assises sur les gradins des montagnes, finissaient par le regarder en silence. Il crépitait comme un brasier ; il dansait comme seuls savent danser les êtres surnaturels, en multipliant son corps autour de son immobilité ; il ondulait autour de lui-même dans un entortillement d'écharpes, si frémissant, si mordoré, si inlassablement repétri par l'ivresse de son corps qu'on ne pouvait plus savoir s'il était enraciné par l'encramponnement de prodigieuses racines ou par la vitesse miraculeuse de la pointe de toupie sur laquelle reposent les dieux. Les forêts, assises sur les gradins de l'amphithéâtre des montagnes, dans leur grande toilette sacerdotale, n'osaient plus bouger. Cette virtuosité de beauté hypnotisait comme l'oeil des serpents ou le sang des oies sauvages sur la neige. Et tout au long des routes qui montaient ou descendaient vers elle, s'alignait la procession des érables ensanglantés comme des bouchers."

     

    Jean Giono (Un roi sans divertissement, 1947)

     

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    Bouquet

     

    "Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents ; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé ; les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot - s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir." 

     

    Marcel Proust (10 juillet 1871- 18 novembre 1922)

    A la recherche du temps perdu (publié de 1913 à 1927)

    Du côté de chez Swann (1913)

     

    Bouquet


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    "Connaissez-vous quelque poison-poème qui ferait éclater ma prison en une gerbe de myosotis ?"

     

     

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    " De quoi s'agit-il pour moi qui fabrique cette histoire ? En reprenant ma vie, en remontant son cours, emplir ma cellule de la volupté d'être ce que faute d'un rien je manquai d'être, et retrouver, pour m'y jeter comme dans des trous noirs, ces instants où je m'égarais à travers les compartiments compliqués de traquenards d'un ciel souterrain. Déplacer lentement des volumes d'air fétide, couper des fils où pendent des sentiments en forme de bouquets, voir d'on ne sait quel fleuve plein d'étoiles surgir peut-être ce tzigane que je cherche, mouillé, aux cheveux de mousse, jouant du violon, diaboliquement escamoté par la portière de velours écarlate d'un cabaret de nuit."

     

    Notre Dame des Fleurs, 1944 (extrait)

     

     

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