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           Quand la chèvre blanche arriva dans la montagne, ce fut un ravissement général. Jamais les vieux sapins n'avaient rien vu d'aussi joli. On la reçut comme une petite reine. Les châtaigniers se baissaient jusqu'à terre pour la caresser du bout de leurs branches. Les genêts d'or s'ouvraient sur son passage, et sentaient bon tant qu'ils pouvaient. Toute la montagne lui fit fête.

            ... c'est là qu'il y avait de l'herbe ! jusque par dessus les cornes !... Et quelle herbe ! Savoureuse, fine, dentelée, faite de mille plantes... C'était bien autre chose que le gazon du clos. Et les fleurs donc !... De grandes campanules bleues, des digitales de pourpre à longs calices, toute une forêt de fleurs sauvages débordant de sucs capiteux !...

     

     

     

           La chèvre blanche à moitié soûle se vautrait là-dedans, les jambes en l'air, et roulait le long des talus, pêle-mêle avec les feuilles tombées et les châtaignes... Puis tout à coup elle se redressait d'un bond sur ses pattes. Hop ! la voilà partie, la tête en avant, à travers les maquis et les buissières, tantôt sur un pic, tantôt au fond d'un ravin, là-haut, en bas, partout... On aurait dit qu'il y avait dix chèvres de M. Seguin dans la montagne...

          

                                                                                                                     Alphonse Daudet  (Lettres de mon moulin)

     

     

     

      

    photos eva baila ©

     


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    "Un jour, elle se dit en regardant la montagne :

    - Comme on doit être bien là-haut ! Quel plaisir de gambader dans la bruyère, sans cette maudite longe qui vous écorche le cou !... C'est bon pour l'âne ou pour le boeuf de brouter dans un clos !... Les chèvres, il leur faut du large.

    A partir de ce moment, l'herbe du clos lui parut fade. L'ennui lui vint. Elle maigrit, son lait se fit rare. C'était pitié de la voir tirer sur sa longe, la tête tournée du côté de la montagne, la narine ouverte, en faisant Mé !... tristement.

     M. Seguin s'apercevait bien que sa chèvre avait quelque chose, mais il ne savait pas ce que c'était... Un matin, comme il achevait de la traire, la chèvre se retourna et lui dit dans son patois :

    - Ecoutez monsieur Seguin, je me languis chez vous. Laissez-moi aller dans la montagne.

    - Ah ! mon Dieu !... Elle aussi ! cria M. Seguin stupéfait, et du coup, il laissa tomber son écuelle ; puis s'asseyant dans l'herbe à côté de sa chèvre :

    - Comment Blanquette, tu veux me quitter !

    Et Blanquette répondit :

    - Oui, monsieur Seguin.

    - Est-ce que l'herbe te manque ici ?

    - Oh ! Non monsieur Seguin.

    - Tu es peut-être attachée de trop court : veux-tu que j'allonge la corde ?

    - Ce n'est pas la peine monsieur Seguin.

    - Alors, qu'est-ce qu'il te faut ? Qu'est-ce que tu veux ?

    - Je veux aller dans la montagne, monsieur Seguin. 

    - Mais, malheureuse, tu ne sais pas qu'il y a le loup dans la montagne... Que feras-tu quand il viendra ?

    - Je lui donnerai des coups de cornes, monsieur Seguin.

    - Le loup se moque bien de tes cornes. Il m'a mangé des biques autrement encornées que toi... Tu sais bien, la pauvre vieille Renaude qui était ici l'an dernier ? une maîtresse chèvre, forte et méchante comme un bouc. Elle s'est battue avec le loup toute la nuit... puis, le matin, le loup l'a mangée.

    - Pécaire ! Pauvre Renaude !... ça ne fait rien, monsieur Seguin, laissez-moi aller dans la montagne.

    - Bonté divine !... dit M. Seguin ; mais qu'est-ce qu'on leur fait donc à mes chèvres ? Encore une que le loup va me manger... Eh bien, non... je te sauverai malgré toi, coquine, et de peur que tu ne rompes ta corde je vais t'enfermer dans l'étable, et tu y resteras toujours.

    Là-dessus M. Seguin emporta la chèvre dans une étable toute noire, dont il ferma la porte à double tour. Malheureusement, il avait oublié la fenêtre, et à peine eut-il le dos tourné, que la petite s'en alla."

     

    (à suivre) 

     

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  • "Tu prétends rester libre à ta guise jusqu'au bout... Eh bien, écoute un peu l'histoire de la Chèvre de M. Seguin. Tu verras ce que l'on gagne à vouloir rester libre." Alphonse Daudet

     

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    "M. Seguin n'avait jamais eu de bonheur avec ses chèvres. 

    Il les perdait toutes de la même façon : un beau matin, elles cassaient leur corde, s'en allaient dans la montagne, et là-haut le loup les mangeait ! Ni les caresses de leur maître, ni la peur du loup, rien ne les retenait. C'était, paraît-il, des chèvres indépendantes, voulant à tout prix le grand air et la liberté. 

    Le brave M. Seguin, qui ne comprenait rien au caractère de ses bêtes, était consterné. Il disait : 

    - C'est fini : les chèvres s'ennuient chez moi, je n'en garderai pas une.

    Cependant, il ne se découragea pas, et, après avoir perdu six chèvres de la même manière, il en acheta une septième ; seulement, cette fois, il eut soin de la prendre toute jeune, pour qu'elle s'habituât mieux à demeurer chez lui.

     

    Ah ! Qu'elle était jolie la petite chèvre de M. Seguin ! qu'elle était jolie avec ses yeux doux, sa barbiche de sous-officier, ses sabots noirs et luisants, ses cornes zébrées et ses longs poils blancs qui lui faisaient une houppelande ! C'était presque aussi charmant que le cabri d'Esméralda, - et puis, docile, caressante, se laissant traire sans bouger, sans mettre son pied dans l'écuelle. Un amour de petite chèvre...

     

    M. Seguin avait derrière sa maison un clos entouré d'aubépines. c'est là qu'il mit sa nouvelle pensionnaire. Il l'attacha à un pieu, au plus bel endroit du pré, en ayant soin de lui laisser beaucoup de corde, et de temps en temps il venait voir si elle était bien. La chèvre se trouvait très heureuse et broutait l'herbe de si bon coeur que M. Seguin était ravi.

     

    - Enfin, pensait le pauvre homme, en voilà une qui ne s'ennuie pas chez moi !

     

    M. Seguin se trompait, sa chèvre s'ennuya."

     

    (à suivre) 

    Lettres de mon Moulin (Alphonse Daudet)

     


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    Alice Liddell photographiée en 1860 par Lewis Carroll.

     

    En suivant Lapin Blanc

     

    Alice commençait à en avoir assez, d'être assise sur ce banc, près de sa soeur, à ne rien faire; elle avait bien jeté un ou deux coups d'oeil sur le livre que celle-ci lisait, mais il n'y avait dans ce livre ni gravures ni dialogues.

    "A quoi peut bien servir un livre où on ne trouve ni images, ni conversations ? " pensait Alice.

    Elle réfléchissait, péniblement d'ailleurs, cette journée était si chaude et l'on avait tellement envie de dormir ! Cela valait-il la peine de se déranger pour cueillir des pâquerettes et s'amuser à en faire des guirlandes ? Soudain un lapin blanc aux yeux roses la frôla en courant. 

    Alice ne trouva là rien d'extraordinaire, pas plus que d'entendre murmurer au lapin blanc : 

    - Mon Dieu ! mon Dieu ! je vais être en retard !

    Plus tard, quand elle y réfléchit, il lui sembla qu'elle aurait dû s'étonner, mais sur le moment tout cela lui sembla naturel.

    Tout de même, Alice bondit quand elle vit le lapin sortir une montre de son gilet, la regarder et courir de plus belle, car vraiment elle ne se rappelait pas avoir vu un lapin avec une montre et un gilet.

    Dévorée de curiosité, elle courut après lui, à travers champs, et arriva juste à temps pour le voir disparaître dans un grand terrier sous une haie; aussitôt Alice le suivit, sans réfléchir une seconde à la façon dont elle pourrait en sortir.

    Le terrier se continuait d'abord en tunnel, puis Alice tomba dans un puits profond avant d'avoir même pu voir qu'il existait.

    Etait-ce sa chute qui était lente ou le puits très profond ? Car pendant qu'elle glissait, elle eut tout le temps de regarder autour d'elle et de se demander ce qui allait lui arriver.

    Il faisait beaucoup trop noir pour voir le fond et se rendre compte où elle allait; alors elle regarda les parois du puits et vit qu'elles étaient remplies de buffets et de rayons; ça et là pendaient des tableaux et des cartes de géographie.

    Elle saisit au passage, sur l'un des rayons, un pot étiqueté "Marmelade d'oranges" mais à son grand désappointement il était vide ; elle ne voulut point le jeter, de crainte de tuer quelqu'un en dessous, et le remit en passant dans un buffet.

    "Eh bien ! pensa Alice, après une chute pareille je n'aurai plus peur de tomber dans l'escalier ! Comme ils me trouveront brave à la maison ; même si je tombais du toit je ne dirais rien !" (Ce qui paraît vraisemblable.)

                             

    Lewis Carroll (Les Aventures d'Alice au Pays des Merveilles)


     

    Alice in Wonderland Illustr.Peter Newel


    Illustration Peter Newell

     

    Alice Liddell, inspiratrice de ce conte, fut photographiée par Lewis Carroll en 1860. C'est une enfant de dix ans, "curieuse, extravagamment curieuse" selon Lewis Carroll. Ce trait de caractère en fait l'exploratrice idéale, d'une insouciance totale, étourdie et rêveuse...Mais aussi d'une courtoisie exemplaire, patiente et attentive qui s'arrête souvent pour entendre ce que chaque personnage a à lui dire : elle revient pour entendre la dernière phrase du Ver à Soie, elle écoute les chansons de Tweedledee et Tweedledum, les plaintes de la Tortue-Fantaisie, et tente même de comprendre les discours illogiques du Chapelier, du Lièvre de Mars et du Loir... 



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