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    Paestum,métope illustrant le supplice Sisyphe

     

    "Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. De même, l'homme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles. Dans l'univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s'élèvent. Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l'envers nécessaire et le prix de la victoire. Il n'y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit. L'homme absurde dit oui et son effort n'aura plus de cesse. S'il y a un destin personnel, il n'y a point de destinée supérieure ou du moins il n'en est qu'une dont il juge qu'elle est fatale et méprisable. Pour le reste, il se sait le maître de ses jours. A cet instant subtil où l'homme se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher, contemple cette suite d'actions sans lien qui devient son destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort. Ainsi, persuadé de l'origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n'a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore. 

     

    Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un coeur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux."

     

    Albert Camus (Le Mythe de Sisyphe)

     

    photo eva, (métope du trésor Milieu VIe s. av. J.-C. "Supplice de Sisyphe" musée de Paestum)


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    Penne 33 : Pays de Serres

     

    "... s'apercevoir que le monde est "épais", entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irréductible, avec quelle intensité la nature, un paysage peut nous nier. Au fond de toute beauté gît quelque chose d'inhumain et ces collines, la douceur du ciel, ces dessins d'arbres, voici qu'à la minute même, ils perdent le sens illusoire dont nous les revêtions, désormais plus lointains qu'un paradis perdu. L'hostilité primitive du monde,  à travers les millénaires, remonte vers nous. Pour une seconde, nous ne le comprenons plus puisque pendant des siècles nous n'avons compris en lui que les figures et les dessins que préalablement nous y mettions, puisque désormais les forces nous manquent pour user de cet artifice. Le monde nous échappe puisqu'il redevient lui-même. Ces décors masqués par l'habitude redeviennent ce qu'ils sont. Ils s'éloignent de nous. De même qu'il est des jours où, sous le visage familier d'une femme, on retrouve comme une étrangère celle qu'on avait aimée il y a des mois ou des années, peut-être allons-nous désirer même ce qui nous rend soudain si seuls. Mais le temps n'est pas encore venu. Une seule chose : cette épaisseur et cette étrangeté du monde, c'est l'absurde."

     

    Albert Camus (Le mythe de Sisyphe)


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    Taormina 5

     

    "Un homme n'aurait à passer qu'un jour en Sicile et demanderait : "Que faut-il y voir ?" Je lui répondrais sans hésiter : "Taormine".

     

    Ce n'est rien qu'un paysage, mais un paysage où l'on trouve tout ce qui semble fait sur la terre pour séduire les yeux, l'esprit et l'imagination.

     

    Le village est accroché sur une grande montagne, comme s'il eût roulé du sommet, mais on ne fait que le traverser, bien qu'il contienne quelques jolis restes du passé, et l'on va au théâtre grec , pour y voir le coucher du soleil.

     

    J'ai dit du théâtre de Ségeste, que les Grecs savaient choisir , en décorateurs incomparables, le lieu unique où devait être construit le théâtre, cet endroit fait pour le bonheur des sens artistes.

     

    Celui de Taormine est si merveilleusement placé qu'il ne doit pas exister, par le monde entier, un autre point comparable. Quand on a pénétré dans l'enceinte, visité la scène, la seule qui soit parvenue jusqu'à nous en bon état de conservation, on gravit les gradins éboulés et couverts d'herbe, destinés autrefois au public, et qui pouvaient contenir trente-cinq mille spectateurs, et on regarde.

     

    On voit d'abord la ruine, triste, superbe, écroulée, où restent debout toutes blanches encore, de charmantes colonnes de marbre blanc coiffées de leurs chapiteaux ; puis, par-dessus les murs, on aperçoit au-dessous de soi la mer à perte de vue , la rive qui s'en va à l'horizon, semée de rochers énormes, bordée de sables dorés, et peuplée de villages blancs ; puis à droite au-dessus de tout, emplissant la moitié du ciel de sa masse, l'Etna couvert de neige, et qui fume là-bas.

     

    Taormina 9a

     

      Où sont donc les peuples qui sauraient, aujourd'hui, faire des choses pareilles ? Où sont donc les hommes qui sauraient construire , pour l'amusement des foules, des édifices comme celui-ci ?

     

    Ces hommes-là, ceux d'autrefois, avaient une âme et des yeux qui ne ressemblaient point aux nôtres, et dans leurs veines, avec leur sang, coulait quelque chose de disparu : l'amour et l'admiration du Beau."

     

    Guy de Maupassant (La vie errante)

     

    Taormina, le théâtre grec 

     

    photos eva

     

    Taormina 9f


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  • Maupassant-1.jpg

     

    "Depuis huit jours je rame. Le yatch demeure immobile au milieu de la rade minuscule et tranquille ; et moi je vais rôder dans mon canot, le long des côtes, dans les grottes où grogne la mer au fond des trous invisibles, et autour des îlots découpés et bizarres qu'elle mouille de baisers sans fin à chacun de ses soulèvements, et sur les écueils à fleur de peau qui portent des crinières d'herbes marines. J'aime voir flotter sous moi, dans les ondulations de la vague insensible, ces longues plantes rouges ou vertes où se mêlent, où se cachent, où glissent les immenses familles à peine éclosent des jeunes poissons. On dirait des semences d'aiguilles d'argent qui viennent et qui nagent."

     

    Maupassant-2.jpg

     

    Maupassant (La vie errante)

    photos eva, août 2010 


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